Au Caire, un éditeur résiste à tous les diktats
Heba Younes / Égypte
Heba Younes / Égypte
Expulsé de son propre local, Mohamed Hashem n’est pas allé bien loin. Dans le centre-ville du Caire, ce libraire passionné, fondateur en 1998 de la maison d’édition indépendante Merit, s’est installé dans un petit appartement à quelques pas de la rue Qasr El Nil d’où il a été expulsé en 2015. C’est à cette date que les forces de sécurité font irruption dans l’enceinte de la librairie et arrêtent un de ses employés pour activité sans licence et publication irrégulière de livres. Alors âgé de 57 ans, Mohamed Hashem est interrogé par la police et voit son local saisi pour irrégularités fiscales.
L’écriture sans inhibition
Connu pour son goût pour la subversion littéraire et artistique, Mohamed Hashem poursuit envers et contre tout son combat pour une littérature expurgée des tabous de l’Egypte contemporaine. «La politique, la religion, le sexe, je ne m’interdis aucun sujet pourvu que la qualité littéraire soit au rendez-vous», lance Mohamed Hashem en redressant le vieux chapeau gris qui le coiffe presque en permanence. Le visage émacié, le regard quelque peu affligé sous les plis de l’âge et de l’inquiétude, un sourire qu’il ne quitte pourtant presque jamais lorsqu’il s’adresse à ses invités, Mohamed Hashem se gausse de l’idée même de censure.
Mohamed Hashem, fondateur de Merit, dans son bureau
A ses yeux, cette pratique «restera toujours un non sens en littérature, une discipline qui se nourrit par nature de l’imagination humaine sans borne». «Vous pouvez réaliser beaucoup de choses avec des armes et des menaces, mais essayons donc d’empêcher les gens de rêver, s’amuse-t-il tristement. Tant qu’il existera cette force qui caractérise la nature même de l’homme, aucun pouvoir ne sera capable d’empêcher la littérature de transgresser. L’Egypte passe, hélas, par une phase où absolument tout est contrôlé, dans tous les domaines d’activités et particulièrement dans la sphère intellectuelle. Mais les responsables aussi ont beaucoup d’imagination s’ils pensent qu’une telle situation peut perdurer.»
Un lieu de rassemblement ouvert à tous
C’est désormais quelques rues plus loin que Mohamed Hashem accueille une poignée de lecteurs curieux et des amis plus ou moins proches. Le nom de sa maison d’édition qui trônait sur la devanture de l’immeuble a été décroché pour ne pas faire de vague et rester discret. A Merit des jeunes libéraux en basket se montrent les dernières nouvelles diffusées sur les réseaux sociaux pendant que de vieux socialistes rompus à la vie politique et intellectuelle du Caire débattent vivement dans le bureau de l’hôte des lieux.
Les jeunes du centre-ville se réunissent régulièrement dans la librairie Merit.
Avec l'After Eight, un club populaire qui a fermé ses portes à l’hiver 2016, Merit est rapidement devenu un point de ralliement des révolutionnaires de la rue Qasr el Nil qui donne directement sur la place Tahrir. «On trouvait des jeunes encore énervés revenir d’une manifestation, des vieillards qui venaient reprendre leur souffle, toute sorte de personnes était accueillie avec le même respect et la même amabilité caractérisant Mohamed Hashem. C’était une surprise permanente», se souvient Ehab Abdel Hamid, à la fois journaliste, écrivain et traducteur. « J'ai noué une relation de travail et surtout d'amitié avec Mohamed Hashem et Merit depuis 2005, c'est comme si sa personne et ce lieu étaient indissociables», confie-t-il avec un air d’admiration mêlé d’un sentiment patent d’affection.
Ce jeune littéraire issu d'une famille de médecins à ses habitudes au Grillon, un restaurant d'un chic cosy, situé dans la même rue Qasr el Nil d'où Merit a été délogé manu militari en 2015. «Merit n'est pas seulement une maison d'édition, c'est à la fois un réseau d'artistes et d'intellectuels qui encourage mieux que quiconque en Egypte la liberté de création sous toutes ses formes, estime Ehab en sirotant sa Stella, une mythique marque de bière égyptienne. En tant qu'écrivains, nous pouvons être confrontés à la fois au risque de censure politique, au carcan du discours religieux mais aussi aux diktats du milieu des affaires qui investit dans la littérature. Merit fait fie de ces obstacles et a publié sans hésiter des livres voués à l'échec commercial mais susceptibles de contribuer à la création et à l'histoire littéraire du pays.»
Le jeune danseur en herbe "Jimmy" livre une performance lors d'une exposition consacrée à la résistance et en hommage à un ancien camarade, artiste et activiste, mort dans des circonstances mystérieuses.
Espace artistique libre et gratuit
Merit ne promeut pas seulement des ouvrages qui se veulent indépendants, elle encourage toute forme de création pourvu que la beauté artistique rencontre le discours public. Alors que les espaces culturels se font rares au Caire, en particulier dans un centre-ville surveillé de près par la police et attirant l’appétit des investisseurs immobiliers, Merit ouvre ses portes gratuitement à de jeunes intellectuels et des artistes en herbe. C’est le cas d’Amir Abdelghani, étudiant en art à l’université de Helwan, en périphérie du Caire. Grandes lunettes rondes et tee-shirt maculé de couleurs, Amir organise chaque année avec des camarades de classe une exposition en hommage à l’un des leurs, Hisham Rizk, un jeune artiste graffeur et activiste politique de 19 ans, retrouvé mort en 2014 après avoir disparu une semaine. Les autorités ont conclu à un décès par noyade dans le Nil sans autre forme d’investigation.
De jeunes étudiants en art préparent une exposition consacrée à un ancien camarade artiste et activiste, mort dans des circonstances mystérieuses
Pour la troisième édition cette année, le thème n’a pas été choisi au hasard : la résistance. «Hisham était un résistant, lance Amir Abdelghany en guise d’explication. A la maison comme en société, il résistait littéralement contre les règles qu’on lui imposait. Et il ne le faisait pas de n’importe laquelle des façons. La résistance pour lui avait d’autant plus de signification et de pertinence lorsqu’elle s’exprime à travers l’art.» Pour Amir Abdelghany comme pour ses camarades, exposer leurs œuvres à Merit est devenue une évidence, un réflexe annuel.
«Nous avions fait des demandes à différents espaces avant de venir ici, explique un des camarades d’Amir Abdeghany qui préfère pour sa part rester anonyme. L’aspect financier représentait un problème mais c’est surtout sur le plan politique que nous avions rencontré des difficultés. La plupart des centres culturels ne veulent pas prendre le risque d’ouvrir leurs portes à des jeunes artistes méconnus sans autorisation préalable de l’administration. Et, bien entendu, tout le monde sait qu’il n’y a quasiment aucune chance pour que les autorités voient notre exposition d’un bon œil.»
Les visiteurs se bousculent dans le petit espace de Merit pour admirer les oeuvres des jeunes étudiants en art.
En dépit de l’inimitié notoire de la police à son égard, le fondateur de Merit n’en démord pas, avec une détermination tranquille et sans atours. «Cet endroit n’aurait aucun sens s’il n’était pas un espace libre et gratuit pour les jeunes, insiste fermement Mohamed Hashem en préparant son thé dans la cuisine quelque peu rudimentaire de Merit. Je ne demande pas un centime, je n’impose ni condition ni limite. Vers qui ces jeunes se tourneraient-ils si cet espace n’existait pas? Où donc leur talent serait-il mis en lumière?»D’habitude fort flegmatique, en bon amateur de tabac, de whisky et autres plaisirs, Mohamed Hashem exprime son engagement avec l’ardeur du jeune provincial, issu d’une famille ouvrière, qui a dû arracher sa renommée au Caire, devenant ainsi, l’un des personnages incontournables de la capitale cultuelle et intellectuelle du monde arabe.