Une Égypte à la conscience grillée
Océane Besombes / مصر
Océane Besombes / مصر
Véritable figure de proue de la scène underground égyptienne, le groupe Wust el Balad vient de sortir son dernier single «Damerna Mashwy», peu de temps avant leur prochain album prévu d'ici l'été. Le clip a provoqué un véritable engouement sur les réseaux sociaux en atteignant pratiquement le million de vues moins d’une semaine après sa sortie.
Imaginez une hyène, vêtue d’un costume. Coiffée d’une couronne, elle est installée confortablement sur un trône et fume une cigarette tout en affichant un large sourire carnassier. Quelques secondes plus tard, cette même hyène à l’œil avide se retrouve plongée dans un océan de billets de 100 dollars au milieu desquels elle nage tranquillement. Puis, ce sont les rues du Caire qui défilent. Des rues dans lesquelles les passants sont manipulés par une main géante, comme des marionnettes à fil. Peu après, des moutons sont menacés par un loup, une bouche crie et des visages ont l’air de devenir fous.
Des scènes à l’apparence absurde qui ont pourtant plus de sens qu’il n’y parait. Ce sont des images et des collages qui mettent en scène les mots du poète égyptien Mido Zoheir, tirés d’un de ses poèmes écrit il y a douze ans et publié dans son recueil « Hoknet Hawa » (حقنة هوا - Une seringue d’air). Mais, si ces mots résonnent aujourd’hui dans les rues du Caire et même au-delà, c’est avant tout parce que Wust el Balad a choisi de les mettre en musique et en image avec leur morceau « Damerna Mashwy » (ضميرنا مشوي - Notre conscience grillée) sorti le 29 mars 2017.
Ce n’est pas la première fois que le groupe utilise les mots affûtés de Mido Zoheir pour un de leurs morceaux. Et ils ne sont pas les seuls. Le poète collabore très régulièrement avec l’artiste Maryam Saleh, autre figure de la scène musicale égyptienne actuelle, ou encore avec la chanteuse Dina el Wedidi.
Damerna Mashwy est un titre aux paroles à la fois humoristiques et piquantes qui contient le quotidien de la société égyptienne dans un clip devenu viral sur les réseaux sociaux. En effet, en moins d’une semaine, la vidéo, postée uniquement sur Facebook par le groupe, a quasiment atteint le million de vues et a été partagée plus de 4000 fois.
Tableau d’une société qui étouffe
Une économie en chute libre, une pauvreté établie, une classe dirigeante immuable et une population aux mains liées, qui suffoque, qui a peur. Des revendications de la population égyptienne à l’aube de la révolution du 25 janvier ? Ça y ressemble. Pourtant ces paroles, nées sous la plume de Mido Zoheir, ont plus de dix ans. Elles étaient d’actualité à l’époque, l’étaient toujours en 2011 et le sont sans doute plus que jamais aujourd’hui.
La dévaluation de la monnaie égyptienne, l’augmentation du prix du carburant et des produits alimentaires de base, la réduction des subventions publiques sur le pain… Une véritable cascade de tourments qui pèse lourd sur le quotidien de la population, en particulier auprès des plus vulnérables. Des émeutes violentes ont d’ailleurs éclaté récemment — en mars 2017 — dans plusieurs villes du pays comme à Alexandrie, mais aussi dans la banlieue du Caire et dans plusieurs villes du nord du delta du Nil, autour de boulangeries affiliées à l’État avec des manifestants scandant « Nous voulons manger ! ». Des événements qui ne sont pas sans rappeler les violentes « émeutes du pain » qui ont secoué le pays en 1977 tandis qu’Anouar el-Sadate était au pouvoir.
Un contexte économique aggravé ces derniers mois avec le prêt accordé par le Fond Monétaire International (FMI) en novembre 2016, en échange de réformes drastiques pour réduire le déficit du pays. Un accord qui en réalité à tout l’air de se traduire par une augmentation des inégalités dans le pays. Les classes dirigeantes continuent à prospérer et à s’enrichir, à l’image de cette hyène qui dans le clip, compte tranquillement ses billets et nage dedans sans gène « mafish meshekel » - مفيش مشاكل -, comme le chante le groupe. Et pendant ce temps, pour près de la moitié du reste de la population, la pauvreté s’est installée, comme une fatalité. Une frange de la population qui manque également de liberté, comme le racontent ces mains enchaînées dépeintes dans les paroles et dans les images du clip.
Un morceau profondément ancré dans l’histoire immédiate des Égyptiens donc, qui se sentent pour beaucoup enfermés dans le cours d’une histoire, d’une réalité qu’ils ne maîtrisent pas. Une situation qui s’enlise et qui semble s’éloigner chaque jour davantage des espoirs qui ont fait fleurir la révolution il y a déjà six ans.
Des paroles qui trouvent un véritable écho auprès des Égyptiens
Au-delà des chiffres, du nombre de vues et des partages, les réactions et les commentaires des Égyptiens sont éloquents. Les paroles écrites par Mido Zoheir, tout comme la composition et la réalisation du clip, sont accueillies par des centaines de commentaires affirmant par exemple que le morceau dépeint véritablement « la situation actuelle » ou qu’il s’agit d’une « critique honnête », voire même « constructive » de la situation dans laquelle se trouve le pays.
Plusieurs auditeurs partagent même leur sentiment vis-à-vis de la situation actuelle, qu’ils critiquent, dénoncent ou déplorent, comme dans un journal de doléances. Certains insistent sur leur chef d’État à la fois « malade, aveugle et sourd-muet », par exemple, tandis que d’autres se contentent d’approuver et de reprendre le contenu des paroles ou de faire appel à Dieu « pour que les choses changent ».
Le contenu de tous ces commentaires semble révéler la volonté des Égyptiens de s’exprimer sur le sujet, de faire entendre leur voix, leur opinion.
Un engouement, qui malgré leur popularité, a surpris les musiciens du groupe. Ce n’est pas la première fois que leur musique tend à transmettre un message fort mais, selon Ahmed Omran, joueur de oud et co-fondateur du groupe, la viralité de la vidéo « est sans doute la preuve de l’actualité de ce message et montre que les gens se sentent plus que jamais concernés par ces paroles ». Le percussionniste du groupe, Mohammed Gamal Al Din, dit « Mizo », considère quant à lui que « la réaction des gens n’est pas quelque chose d’anticipé ou de prévu. C’est tout simplement une réponse au sujet posé par les paroles et au point de vue exprimé par les musiciens. » Plus généralement, pour les membres du groupe, un musicien est là pour essayer de transmettre son point de vue de la meilleure façon possible. Mais c’est finalement la réponse des auditeurs qui permet peut-être de juger de la qualité du message.
Fondé en 1999, Wust el Balad est l’un des groupes les plus populaires et célèbres de la scène égyptienne contemporaine. Il se produit régulièrement dans différentes salles du Caire où il fait toujours salle comble comme l’After 8, le Cairo Jazz Club ou encore le Riverside. Mais il se produit aussi à l’étranger - le groupe faisait d’ailleurs partie de la programmation de l’édition 2017 du festival Jazz à Carthage.
Et, même si le groupe n’a pas à proprement parler fait entendre sa voix dans les haut-parleurs de la place Tahrir pendant la révolution, comme ont pu le faire le musicien Ramy Essam ou le groupe Cairokee, Hany Adel, le chanteur et co-fondateur de Wust El Balad, faisait, lui, partie de ces voix. En 2011, il a composé avec Amir Eid, du groupe Cairokee, Sout Al Horreya (le son de la liberté), un des hymnes de la place Tahrir à l’heure de la révolution.
Pour Ahmed Omran, les paroles du titre Damerna Mashwy partent de l’idée très simple selon laquelle malgré la multitude de belles choses disponibles sur la planète, de nombreux éléments affectent quotidiennement notre plaisir. Ce qui nous empêche de bouger et détruit nos vies rendant les être humains seuls et en colère. Ils n’ont plus d’espoir ce qui leur donne finalement envie de tout abandonner. Une situation qui, selon le musicien, n’est pas strictement celle de l’Égypte puisque cette impression de désespoir peut être ressentie au-delà du Nil, dans les pays du monde entier.
Reste à savoir pendant encore combien de temps l’image de cette hyène qui s’en met plein les poches va rester d’actualité, que ce soit en Égypte ou ailleurs.
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