EN TUNISIE, LA CULTURE COMME RÉPONSE AU TERRORISME
Sana Sbouai / تونس
Sana Sbouai / تونس
Alors qu’une jeune diplômée chômeuse s'est donnée la mort dans un attentat suicide, sur l’avenue Bourguiba à Tunis, le 29 octobre dernier, des initiatives culturelles spontanées ont vu le jour, pour répondre à la violence par la culture.
Une foule dense de jeunes gens piétine et s’impatiente sur les marches du cinéma le Colisée, au fin fond de la galerie commerciale du même nom, située au centre de l’avenue Bourguiba à Tunis. "Ils avaient dit 17h, non ?" demande un jeune garçon à un autre près de lui. "Oh, c’est Tunis…" répond l’autre d’un ton laconique.
Tous sont pressés et se demandent s’ils vont trouver une place dans la salle, pour assister à la projection. Ce n’est pourtant pas la seule diffusion organisée du film qu’ils vont voir. Mais elle a de spécial d’être gratuite et lancée via un évènement Facebook intitulé : "Venez peupler l’avenue Habib Bourguiba". C’est la réponse que Lassaad Goubantini, producteur et directeur de plusieurs cinémas à Tunis, a décidé d’apporter au terrorisme.
Peupler l’avenue
En effet, trois jours auparavant, le lundi 29 octobre, une jeune femme commettait, en plein jour, un attentat suicide au cœur de l’avenue Bourguiba, alors que les vacances scolaires débutaient. En quelques heures, les forces de l’ordre avaient vidé l’avenue de tous ses passants, après avoir intimé à tous les commerces de tirer le rideau.
"Cette vision de l’avenue déserte a été un choc pour moi. Même dans mes souvenirs d’enfance je n’avais jamais vu ça. Même lors du ramadan, à quelques minutes de la rupture du jeûne, on trouve toujours des passants ou des gens attablés qui attendent de pouvoir diner", explique Lassad Goubantini.
"Quand j’ai vu les policiers dirent aux gens de rentrer chez eux, je me suis dit que c’était fini… Et puis après je me suis dit que la vie devait reprendre le dessus", continue-t-il. C’est ainsi qu’il a décidé d'offrir une projection gratuite, pour faire revenir les gens sur l’avenue la plus connue de Tunisie.
A quelques mètres du cinéma, la librairie Al Kitab a elle aussi refusé de baisser les bras. Le jour de l’attentat, contrairement aux autres commerces, elle n’a pas fermé ses portes. Rester ouvert en signe de résistance est une habitude prise depuis les évènements de l’hiver 2010 qui ont débouché sur la révolution tunisienne, explique Selma Jabbès, propriétaire de la librairie. De son bureau, deux étages au-dessus de la librairie, elle est aux premières loges de tous les événements qui ont lieu sur l’avenue. "Les policiers ont abandonné l'idée de nous faire fermer. Aujourd'hui nous luttons comme ça, en restant ouvert", explique-t-elle.
Selma Jabbès. Crédit : Lilia Blaise
Sur le trottoir en face de la librairie, quand on remonte un peu en direction de la médina, se trouve le théâtre municipal. C’est là qu’étaient appelés à se retrouver les artistes et citoyens au lendemain de l’attentat. Nadya Zarrougui, artiste plasticienne portait à Tunis l’appel : "Artistes, faites la rue !" lancé sur les réseaux sociaux dès le lundi soir.
La mobilisation a été faible le mardi 30 octobre, car, comme le craignait Nadya Zarrougui, une habitude s’installe face aux événements terroristes. Reste que la manifestation doit donner lieu à la création d’un challenge hebdomadaire, qui invite les Tunisiennes et les Tunisiens à s’emparer de la rue et à y réaliser des performances artistiques.
La culture comme réponse à l’obscurantisme
Alors que l’avenue Bourguiba est encore quadrillée, entre précautions sécuritaires et organisation du festival des Journées Cinématographiques de Carthage, que la circulation y est toujours restreinte et que les policiers y sont nombreux en faction, à quelques mètres à peine du ministère de l’intérieur, la vie a repris son cours et la culture est présente partout. L’avenue compte en effet 3 cinémas, deux librairies et un théâtre et les JCC sont l’occasion de manifestations musicales comme de diffusion de films en plein air.
Pour Lasaad Goubantini, la réponse à la violence se trouve dans la culture : "Il y a des messages qui passent mieux par la culture. Elle transmet des idées, sans même parler, elle instruit, elle ouvre l’esprit des gens…" C’est pour ça, qu’à sa manière, il a eu envie de rappeler ce message avec une séance de cinéma où plus de 900 personnes se sont pressées.
Plus de 900 personnes sont venues assister à la projection gratuite organisée par le cinéma Le Colisée. Crédit : Sana Sbouai – Babelmed
Au lendemain de l’attentat, le directeur et le comité d’organisation des JCC publiaient un communiqué condamnant l’attaque et affirmant que les JCC "lieu de liberté et de résistance ne plieront pas devant les porteurs de projets obscurantistes et continueront à clamer haut et fort que seule la culture est un rempart infranchissable contre l’ignorance et les entreprises mortifères."
Pour Nadya Zarrougui aussi, la culture est essentielle : "C’est un outil qui nous permet de nous sauver. Les gens doivent en prendre conscience. C’est une révolution personnelle que l’on opère avec la culture. Avec un film tu apprends à écouter, avec un livre tu enrichis ton bagage personnel…"
Une résistance face à la situation politique
Mais Nadya Zarrougui tient à souligner un point : manifester contre le terrorisme ce n’est pas aller dans le sens des autorités. "L’Etat nous étouffe et chacun explose à sa manière. Notre message ne se limite pas à protester contre l’obscurantisme, c’est aussi un message contre les injustices faites aux jeunes. Nous sommes dans une sorte de boucle infinie, une politique de la terreur, dans laquelle les libertés individuelles n’avancent pas. Nous sommes écrasés…" Et d’expliquer également que c’est faute d’une prise en charge réelle et d’avancées pour la jeunesse que certains se tournent vers des voies sans avenir.
Pas question donc que cette lutte, que l’art et la culture soient instrumentalisés, récupérés par les autorités. D’autant plus, explique Lassaad Goubantini, qu’: "on ne croit plus dans la politique, dans le changement, quelque chose s’est cassé..." Pourtant comme les autres, il tient bon et continue à faire tourner ses cinémas.
Au centre ville la vie a vite repris son cours. Chaque année les JCC accueillent prés de 200.000 spectateurs. Et cette année encore ils étaient nombreux à se presser dans les salles.
Sur l'avenue Bourguiba les spectateurs s'informent du programme du festival des JCC. Crédit : Sana Sbouai - Babelmed
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