Quand ça ne sort pas alors ça ne va pas !
Ghania Khelifi / France
Ghania Khelifi / France
Sirine et Didier : des artistes qui partagent leur art dans les quartiers.
Deux artistes en prise directe avec la réalité et les vrais gens de la banlieue ou des quartiers populaires de la capitale, heureux de transmettre la joie de libérer son corps et son esprit par la danse et le théâtre.
La jeune franco-libanaise, a déjà un beau parcours de comédienne et de metteure en scène. Mais c'est en tant que pédagogue que nousl'avons rencontrée pour la première fois à la Maison des femmes de Paris où elle anime un atelier de théâtre pour les femmes. Elle y met autant de passion que dans ses performances sur des scènes parisiennes et réussit à réconcilier des femmes avec leur corps. (Photo Zahra Agsous)
Ce jour là elles sont une dizaine, mères de famille, retraitées, jeunes actives ou étudiantes d’origines diverses qui découvrent le plaisir de bouger et de rêver sans entrave. Elles découvrent un monde où leur corps et leur parole sont enfin reconnus. Difficile après des années d’enfermement dans les limites du foyer familial de se réapproprier son corps et de forcer son imagination à sauter les barrières. Pourtant Sirine y arrive parce que disent les femmes « elle ne lâche rien ». La séance de ce vendredi commence par des exercices de relaxation et de respiration.
Guidées par la voix un peu entraînante de leur animatrice les femmes tournent autour de la salle, se touchent, marchent, explorent les lieux, toutes à leurs sensations. Il leur faut « retrouver leur verticalité », maîtriser leurs mouvements. Lorsqu’elles arrivent à l’exercice vocal cela se complique. Comment hausser le ton, parler haut quand on a passé une vie à brider sa voix ? Certaines du groupe sont intimidées, hésitent à crier le prénom d'une de leurs camarades comme l'exige l'exercice. Lentement les filets de voix se transforment et enfin le cri sort fort et sûr. Elles doivent « occuper l'espace vocal » sans créer « un chaos sonore ». La voix doit précéder le mouvement leur répète Sirine qui explique qu'a partir de ce « matériau » il s'agira de faire émerger « la personnalité théâtrale » de chaque femme pour réussir à construire un spectacle. Aurore, une mère au foyer, a du mal à faire sortir sa voix, un sentiment de transgression qui la bloque « pendant des années, j’étais dans une grotte avant cet atelier, enfermée avec mes enfants. Je n’osais pas parler pas, même pas avec les amis, c'est mon mari qui parlait tout le temps à ma place ». Aurore tente de se reconstruire après une vie de violences conjugales et d'humiliations. Lentement le cours apprend aux corps à se débarrasser de ses postures quotidiennes de repli. A l'exercice « du faire semblant » ça coince aussi. Chien-Hui une jeune taïwanaise, a du mal à parler devant les autres. Sarah n’arrive pas à faire semblant de se maquiller « je ne me maquille jamais ». Pour Yi-Ting, étudiante taïwanaise, « le plus difficile c’est d'exprimer quelque chose d’abstrait, de mettre des mots dessus ». Et Bernadette qui doit faire semblant de marcher seule dans la rue la nuit est aussi en peine d'exprimer ce qu'elle porte en elle. Pour France ce n'est pas évident non plus « parfois je veux exprimer ce qu'il y'a dans ma tête mais ça ne sort pas, alors ça ne va pas, ça ne va pas du tout ! ».
Ce malaise face à son corps disparait au moment de dire ce que l’imagination de chacune crée. Chacune doit à partir d'une photo choisie par quelqu'un d'autre du groupe écrire puis raconter une histoire à haute voix. Les textes de ces femmes qui n'ont aucune expérience de l’écriture sont si étonnamment beaux et si imaginatifs que les auteures elles-mêmes n'en reviennent pas. Sirine intégrera certains de ces récits dans le spectacle de la fin de session de l’atelier. Les femmes arriveront-elles à monter su scène? Peu importe en réalité, pendant plus d'une heure, toutes avaient déposé à l'entrée leurs soucis, leur fatigue, tous les stigmates d'une vie de femme pour devenir, emmenées par la voix de la comédienne, un corps théâtral, un personnage qu'elles ont choisi et qu'elles aiment déjà.
L'exil et l'amour
Sirine qui apprend aux autres à se délivrer de leurs peurs, porte elle aussi, des douleurs qui lui donnent la force d’extraire des corps et de l'esprit des femmes leur rêves et leurs joies. Arrivée en France très jeune elle avait laissé derrière elle sa famille au Liban, un pays déchiré alors par la guerre « la terre de l’enfance est désormais un espace de guerre, une terre qui saigne n’abritant plus les bourgeons de la vie ». Le théâtre est un espace pour sortir ce passé et le dompter par les mots et la danse. Dans sa dernière création Nuits d’automne, en collaboration avec Didier Mayemba danseur et chorégraphe, Sirine dit la douleur de l’exil du corps et de l’esprit « La terre de l'enfance est d'autrefois».
Sirine faisant répéter une femme de l'atelier. (Photo Zahra Agsous)
C’est le récit d'une femme qui décide de s'enfermer dans un hôpital psychiatrique pour se guérir d'un amour perdu et retrace son voyage intérieur vers son enfance, vers son pays en guerre. L’exil de la terre « parce que la terre est le berceau originel de tous les rêves », exil amoureux « parce que l’amour demeure un havre de paix, le terrain de sérénité du temps passé, Nuits d'Automne est une belle œuvre même si elle peut paraître un peu élitiste par son texte, très travaillé et sa mise en scène épurée et très moderne. Un point de vue que ne partage pas cependant Sirine « Je ne destine pas mes créations à un public spécifique et je travaille encore moins pour les seuls initiés. Pour moi le public c'est le public, et puis ça reste de l'art. »
« Je travaille sur le sensoriel, le corps. Il ne faut pas chercher à comprendre, parfois il est préférable de se laisser emmener par ses sensations. Pendant le spectacle, on est emporté dans la musique, dans la danse, on partage des émotions, des sensations avec les comédiens. Chacun peut se poser les questions après, bien entendu et comprendre ce qu'il a vécu. »
T'as un corps ? Vas-y exprime toi!
Il est né à Kinshasa au Congo, est l’aîné d'une famille passionnée par la danse et la musique. C'est dans la rue qu'il fait ses premières classe de hip hop puis au centre national de danse à Pantin. Il explore les chemins du jazz, du break, se forme au contact des Black Blanc Beur et crée enfin sa propre compagnie en 2006. Depuis il a formé des générations de jeunes à la danse et « aux valeurs de la citoyenneté » comme il le revendique. Comme Sirine, il a mis sa compagnie au service de la formation des publics habituellement éloignés de la création artistique. Des jeunes danseurs de Sarcelles et Garges, des villes de la banlieue parisienne, pour Mayemba et des femmes des quartiers pour Sirine Achkar.
Le corps c'est un peu votre outil de travail ?
Le corps est libre, il exprime ses propres émotions, on ne joue pas un rôle. Les hommes mais surtout les femmes qui dansent retrouvent cette liberté, ils dépassent les barrières culturelles qui sont parfois pesantes dans les quartiers. Dans la danse, on communique, on se touche. Je dis toujours aux jeunes « t'as un corps, vas-y fais en ce que tu veux, exprime toi ». J'encourage particulièrement les filles car elles sont souvent exclues dans le monde du hip hop, bouffées par le quartier. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai choisi trois femmes pour être les juges de la Battle que j'organise bientôt en Suède. Par la danse, par le corps on va vers les autres, c'est je dirai une façon de faire de la politique. Les jeunes que j'accueille dans ma compagnie apprennent aussi à s’intégrer dans la communauté, à devenir des citoyens. Il est vrai que dans ma ville, Sarcelles, les gens ont appris depuis longtemps à vivre ensemble dans la tolérance de l'autre.
Le Hip Hop c'est un peu la danse qu'on s'attend à trouver dans les quartiers.
Les gens cherchent souvent à tout enfermer dans des cases. Le hip hop est une danse contemporaine qui évolue, qui est entrée dans les mœurs et les théâtres. La culture Hip Hop a permis à beaucoup de jeunes de se construire et pour certains elle a été un vecteur d'intégration sociale. Elle s'est imposée partout dans le monde parce qu'elle s'enracine dans plusieurs genres. J'espère que dans une dizaine d'années, j'irai en Afrique pour travailler avec les nombreux et excellents danseurs de ce continent. Savez vous qu'il existe au Congo 250 danses traditionnelles ?
Vous dansez toujours ?
C'est vrai que je vais sur mes 40 ans mais je danse encore. Dans ma prochaine création, un duo intitulé « Sève », je suis chorégraphe et danseur. La danse c'est ma passion et mon moyen de communication.
Vous exprimez l'amour, l'exil, comme dans votre association avec Sirine Achkar
C'est vrai qu'une part de moi est en Afrique mais je n’évoque pas cette partie de mon parcours dans mon art, oui je suis immigré et tous les jours on me le rappelle, je n'ai donc pas besoin d'en parler. Pour Sirine, c'est différent. Elle portait en elle l'histoire du Liban en guerre et elle avait besoin de mettre des mots sur cette partie de son histoire.
Des jeunes danseurs de la compagnie Didier Mayemba à Sarcelles. (crédit Mayemba Cie)
Certains pourraient dire que vous êtes ambitieux voire un peu prétentieux en lançant votre concept de « mayembisme »
Ah oui on m'a déjà dit « tu te prends pour qui pour créer un style ». En réalité le mayembisme c'est plus un état d'esprit qu'un style. Ceci dit, peu m'importe les critiques car je ne crée pas pour plaire, pour être dans la tendance. Comme je l'ai déjà dit la danse pour moi est une passion mais aussi un moment de totale liberté. Je voudrais en cela la transmettre aux jeunes des quartiers, qu'ils libèrent leur esprit en libérant leur corps. Le mayembisme aspire à défendre la capacité de chacun à laisser exprimer sa vraie nature, son être profond en se détachant de tout esprit commercial. Je veux avec ce concept arriver à former une génération de danseurs qui osent dépasser la limite des cases dans lesquelles on les enferme et on enferme la création.
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